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[ Histoire ] « Le nègre docile est un mythe »

Peter Paul Rubens : « Quatre études de la tête d'un Maure ». Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 3176 — © MRBAB, photo : J. Geleyns / Ro scan

Typographie

Qui, en Europe, connaît C.L.R. James ? Engagé dès les années 1930 dans les luttes anticoloniales, il fut aussi un militant socialiste. Au croisement des questions raciales et sociales, son œuvre explore en profondeur une dimension que nombre d’intellectuels semblent découvrir depuis peu.

Octobre 1935. L’Italie de Benito Mussolini envahit l’Ethiopie. A Londres, un groupe de migrants caribéens et africains se mobilise et fonde une organisation, l’International African Friends of Abyssinia, laquelle cède bientôt la place à l’International African Service Bureau, qui milite contre l’impérialisme européen en Afrique. Et publie un journal, International African Opinion, dont le rédacteur en chef, Cyril Lionel Robert James, originaire de l’île de la Trinité, est par ailleurs une figure montante du mouvement trotskiste britannique. Se remémorant ces années, il écrit en 1976 : « Nous étions en contact étroit avec les membres de la gauche du Parti travailliste et d’autres organisations de gauche (...). Ils venaient à nos réunions. Nous allions aux leurs (1). » Dix ans plus ans tard, il se confie à nouveau dans un entretien : « J’allais parler pour le mouvement trotskiste, puis je marchais une centaine de mètres vers l’endroit où le mouvement noir se réunissait. Il y avait toujours des plaisanteries à ce propos, j’y étais habitué (2). »

On pense parfois que les mouvements militants « blancs » ne se confrontent que depuis quelques décennies aux revendications de minorités immigrées ou postcoloniales, qui demandent l’intégration de leur cause au nombre des priorités politiques des organisations de gauche et d’extrême gauche, exigent de parler en leur nom propre et défendent leur autonomie. Il suffit pourtant de se reporter aux grands épisodes révolutionnaires des siècles passés pour voir qu’il n’en est rien : la Révolution française trouva son prolongement dans la révolte des esclaves de Saint-Domingue, qui aboutit à l’indépendance d’Haïti en 1804 ; la guerre civile américaine, cette « seconde révolution », fut étroitement liée non seulement à la lutte pour l’abolition de l’esclavage, mais aussi au mouvement des esclaves eux-mêmes pour leur liberté, comme l’a montré le sociologue William Edward Burghardt Du Bois dans Black Reconstruction ; la révolution de 1917, enfin, s’accompagna d’une « révolution coloniale » aux marges de l’Empire russe (3).

Théoricien anticolonial et militant de la libération de l’Afrique, penseur marxiste de premier plan et acteur des luttes ouvrières en Europe comme aux Etats-Unis, James est une figure centrale de cette histoire révolutionnaire proprement mondiale. Intellectuel hétérodoxe, il fut aussi un grand amateur et spécialiste du cricket.

En 1938, il publie Les Jacobins noirs, une histoire de la révolution haïtienne. S’il affirme que cette dernière est rendue possible par l’explosion préalable des énergies et des idées révolutionnaires dans la métropole, il n’en fait nullement un simple appendice de la Révolution française. D’une part, elle en marque l’approfondissement par distension radicale des idéaux de liberté au-delà des frontières de l’Europe. D’autre part, le système esclavagiste préfigure, en miniature, la transformation des rapports de classe à l’échelle mondiale et annonce les révolutions à venir : les esclaves « vivaient et travaillaient par groupes de plusieurs centaines dans les grandes manufactures sucrières et se rapprochaient par là du prolétariat moderne, beaucoup plus que toutes les autres catégories d’ouvriers de cette époque (4) ». Ce n’est donc pas tant sur le modèle de la diffusion des idées révolutionnaires du centre à la périphérie qu’il faut concevoir les relations entre ces « deux » révolutions que sur celui du branchement, du phasage entre des luttes enchevêtrées mais néanmoins autonomes l’une à l’égard de l’autre. Chez James, comme l’écrit l’intellectuel Edward Said, « les événements de France et d’Haïti s’entrecroisent et se répondent comme des voix dans une fugue (5) ».

James prolonge cette thèse de la combinaison et de l’intensification mutuelle des luttes à propos de la « question noire » aux Etats-Unis, qu’il s’attache à (ré)inscrire dans une histoire transnationale des révoltes panafricaines : « L’histoire révolutionnaire des nègres est riche, stimulante et méconnue. (...) Le nègre docile est un mythe. » Or les luttes noires passées éclairent la nature de leur combat présent. Elles révèlent que la participation des Noirs américains à la révolution socialiste a pour condition, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la préservation de l’autonomie de leurs revendications, « l’approfondissement et l’élargissement de leurs luttes indépendantes (6) ».

D’un point de vue théorique et stratégique, un tel branchement des luttes repose sur un processus non pas d’application, ni même d’adaptation des idées et pratiques à des contextes particuliers, mais de traduction. James l’affirme en premier lieu à propos de l’exportation du marxisme aux Etats-Unis : « Pour bolcheviser l’Amérique, il est nécessaire d’américaniser le bolchevisme », de « le traduire dans des termes américains » comme Lénine a su le faire en Russie, lui qui fut aussi « le plus grand internationaliste de son temps » (7). Loin d’être la négation de l’universalité des principes du marxisme, une telle traduction-nationalisation rend possible un internationalisme digne de ce nom.

Quoique l’on ait affaire ici à une traduction « intra-occidentale », James situe lui-même l’origine de son attention aux différences historiques et culturelles dans son expérience coloniale : sa condition de sujet de l’Empire britannique. Il mobilise en outre ce schème de la traduction pour penser les luttes d’indépendance en Afrique et dans les Caraïbes, affirmant ainsi du dirigeant indépendantiste ghanéen Kwame Nkrumah qu’il « a pris tout ce qu’il avait absorbé durant les années qu’il avait passées en Europe et en Amérique et l’a traduit dans les termes de la Côte-de-l’Or [ancien nom du Ghana] et de la lutte pour la liberté en Afrique (8) ». A la fin des années 1950 à la Trinité, James, alors rédacteur en chef de The Nation, l’organe du People’s National Movement, s’efforce à son tour de traduire les thèmes marxistes-socialistes dans un idiome local en les mettant à l’épreuve de traditions culturelles populaires telles que le carnaval, le calypso ou le cricket. Il développe un « populisme marxien » qui fait écho à ce qu’Antonio Gramsci, lui-même théoricien de la « traductibilité des langages scientifiques et philosophiques », avait désigné à travers le concept de « national-populaire ».

Durant son premier séjour aux Etats-Unis (1938-1953) et en rupture avec le mouvement trotskiste, James s’était livré à une critique de plus en plus virulente du modèle du parti d’avant-garde en défendant le principe de l’autoémancipation des masses ouvrières, leur capacité à parler et à agir en leur nom propre. Ces thèses culminent dans un essai publié en 1958 et cosigné par Cornelius Castoriadis, Facing Reality, qui fait l’éloge des conseils ouvriers de la révolution hongroise de 1956 en lutte contre l’ordre imposé par Moscou. Il semblerait toutefois qu’aux yeux de James cette conception de l’émancipation ne vaille que pour l’Europe. Dans le cas des pays anciennement colonisés, il continue d’accorder un rôle prépondérant aux « grands hommes » (Nkrumah au Ghana, Eric Williams à la Trinité, Julius Nyerere en Tanzanie, etc.) ; il insiste sur les tâches fondamentales qui incombent aux partis nationaux pour que l’indépendance ne soit pas qu’un vain mot et s’engage lui-même dans la « politique de parti » à la Trinité. Enfin, il produit une représentation différentielle de la révolution socialiste et des luttes anticoloniales reposant sur la dichotomie entre pays avancés et pays arriérés (sous-développés).

Pourtant, James n’en contribue pas moins à subvertir ce clivage. Prolongeant la thèse trotskiste du développement inégal et combiné, il développe une conception du « bond » (leap) révolutionnaire, de la mutation soudaine de l’arriération économique et politique en avant-gardisme. N’est-ce pas dans une « France arriérée » qu’a eu lieu la Révolution française ? N’est-ce pas la « Russie arriérée » qui a produit « la grande littérature russe (...) et le bolchevisme (9) » ? James, qui compare fréquemment la situation des nations africaines et antillaises au lendemain des indépendances à celle de la Russie du début du XXe siècle, déclare que ce n’est pas parce qu’une société est arriérée que les mouvements de révolte qui en émergent le sont eux aussi. Le contraire est possible, ainsi que le prouve le cas du Ghana, qui, après la seconde guerre mondiale, s’est « propulsé » à l’avant-garde des luttes d’émancipation, non seulement en Afrique, mais à l’échelle mondiale : « Il n’y avait rien d’arriéré dans la révolution ghanéenne. C’était une révolution de notre temps. L’arriéré, le barbare et l’ignorant, du point de vue politique, siégeaient au bureau colonial et dans l’administration coloniale. » Comme dans toute révolution digne de ce nom, ce sont les masses qui, au Ghana, ont ouvert la voie : « Le processus révolutionnaire est avant tout le processus à travers lequel le peuple se trouve lui-même (10). » Penser l’hétérogénéité des révolutions socialiste et anticoloniale ne signifie donc pas pour James placer entre elles une barrière infranchissable. Il s’agit au contraire de déterminer dans quelles conditions peut s’opérer l’union des luttes ouvrières et des nations opprimées sans laquelle la fin de l’impérialisme est condamnée à demeurer un vœu pieux.

James meurt en mai 1989 à Londres. Encore largement méconnue en France, son œuvre est une référence de la pensée critique anglophone. Son héritage se scinde toutefois en deux courants à bien des égards antagoniques : le premier relève de la théorie marxiste et met l’accent sur l’unité et la radicalité de la théorie jamesienne de la révolution ; le second, issu des cultural et postcolonial studies, insiste sur l’irréductible multiplicité des formes de résistance des classes, nations et races « subalternes » en Occident et hors d’Occident. Si cette tension puise ses racines dans la pensée de James lui-même, elle ne se fige jamais chez lui en opposition binaire, mais constitue un problème ouvert et un défi de première importance. A l’heure où, en France et ailleurs, les forces progressistes éprouvent les plus grandes difficultés à repenser leur antiracisme et leur anti-impérialisme, ce défi reste à relever.

Auteur : Matthieu Renault

Matthieu RenaultChercheur à l’université Paris-XIII Nord (Sorbonne-Paris-Cité), auteur de L’Amérique de John Locke. L’expansion coloniale de la philosophie européenne, Editions Amsterdam, Paris, 2014.

Vidéo : rencontre avec Matthieu Renault

Rencontre avec Matthieu Renault : chercheur postdoctorant en philosophie politique et en études postcoloniales, il est l'auteur de Frantz Fanon. De l'anticolonialisme à la critique postcoloniale (éditions Amsterdam), il a participé à l'ouvrage collectif De quelle couleur sont les Blancs ? (La Découverte), a postfacé la réédition de l'ouvrage Douze ans d'esclavage de Solomon Northup. Il prépare actuellement une biographie intellectuelle de C.L.R. James (dont l'ouvrage le plus connu en traduction française a été publié aux éditions Amsterdam : Les Jacobins noirs). Il prépare également la préface à la traduction prochaine de l'ouvrage de C.L.R. James Mariners, Renegades and Castaways (ouvrage que James a écrit sur H.Melville).


Notes - bibliographie

(1) C. L. R. James, « George Padmore : Black marxist revolutionary », dans At the Rendezvous of Victory : Selected Writings, Allison & Busby, Londres, 1984. Sauf mention contraire, les notes renvoient à des textes de James.

(2) « CLR James and British trotskyism », www.marxists.org, consulté le 14 novembre 2014.

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(3) Lire Alain Gresh, « Dans le tiers-monde, une autre logique », Le Monde diplomatique, mai 2012, et Bernard Féron, « Lénine, Staline et la nation », dans « Russie, le retour », Manière de voir, n° 138, décembre 2014 - janvier 2015, en kiosques.

(4) Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, Editions Amsterdam, Paris, 2008.

(5) Edward W. Said, Culture et impérialisme, Fayard - Le Monde diplomatique, Paris, 2000.

(6) Sur la question noire, Syllepse, Paris, 2012.

(7) « The americanization of bolshevism » (1944), dans American Civilization, Blackwell Publishers, Cambridge et Oxford, 1993.

(8) Nkrumah and the Ghana Revolution, Allison & Busby, Londres, 1977.

(9) Notes on Dialectics : Hegel, Marx, Lenin, Allison & Busby, 1980.

(10) Nkrumah and the Ghana Revolution, op. cit.

Source: Le Monde diplomatique

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