Enseignant d’université et promoteur de la fondation AfricAvenir, le Pr Kum’a Ndumbe III en appelle inlassablement à la réhabilitation de l’héritage culturel et scientifique africain, condition sine qua non du développement du continent. Il a célébré sous peu ses "quarante ans de publications, car dit-il : "...il s'agissait de donner un signal fort aux camerounais et aux autorités qui apparemment, négligent la diffusion de la pensée..." au détriment des célébrations du football, et peut-être la musique.". Et pourtant, ajoute le Pr. Kum'a Ndumbe :"...ce qui restera, c'est la pensée fondamentale".
(...) Qu’est-ce que vous dites donc depuis quarante ans ?
Nous sommes dans une très grande perversion. Nous sommes perdus. Et quand je dis nous, je ne parle pas seulement des Camerounais et des Africains. L’être humain a complètement dévié de ce que Dieu lui a donné. Dieu a créé des richesses de manière tellement gracieuse ! Qu’est-ce que l’homme a fait au fil du temps ? De petits groupes se sont formés pour accaparer ce que Dieu a donné pour que, eux seuls, en profitent, et pour que les autres vivent dans la misère. Dieu n’a pas créé la misère. Il a créé l’abondance et la richesse. Je vais vous donner un exemple. Prenez la lumière du jour. Si ces gens le pouvaient, ils l’auraient accaparée pour que seul leur petit groupe en bénéficie et pour que les autres vivent dans l’obscurité. Heureusement que Dieu ne permet pas à l’homme d’avoir ce pouvoir. C’est la même chose pour l’air. Comme on peut malheureusement le faire avec la terre, la mer, les richesses, ils l’ont fait. Moi, mon message est qu’il faut arrêter ça. Pour les Camerounais et les Africains, c’est la catastrophe. L’ignorance est la donne la plus partagée. Même les gens qui ont des diplômes sont de vrais ignorants dans leur propre environnement. C’est comme si on avait mis l’Africain dans un trou. Et il ne peut en sortir. Pour agir, il est donc obligé de se référer tout le temps à quelqu’un d’autre. J’essaye de simplifier. C’est une catastrophe parce que si l’Africain savait qui il était, il n’en serait pas là. C’est lui qui a donné le savoir au reste du monde, c’est lui qui est le premier être sur la terre. S’il savait cela, il serait un vrai partenaire. Mais aujourd’hui, l’Afrique n’est pas un partenaire, c’est un esclave. Or, nous pouvons être de vrais partenaires. Un changement fondamental est urgent. Et dans ce changement, l’Africain a un rôle primordial à jouer. Durant ces derniers siècles, c’est lui qui a été mis jusqu’au bas de l’échelle. S’il arrive à remonter, quelque chose de fondamental aura changé dans le monde.
Quelles sont les conditions de ce changement ?
Il faut d’abord regarder la réalité en face. C’est l’Africain qui est à l’origine de l’humanité. Pendant pratiquement 150 000 ans, il n’y avait que des Noirs sur la terre. Regardez le Cameroun, que n’avons-nous pas ? Nous avons toutes les richesses. Comment peut-on avoir toutes les richesses et être pauvres ? C’est parce que notre mental a été dévié et aliéné. C’est comme quelqu’un qui est malade. Il faut le soigner. Un homme aliéné ne peut donc pas mettre en place les instruments nécessaires pour exploiter les richesses qui sont les siennes.
Comment vous avez réagi au discours de Nicolas Sarkozy à Dakar…
Mais, est-ce que Nicolas Sarkozy sait ? Il a fait l’école comme tout le monde. Là-bas, on ne dit jamais que c’est l’Afrique qui est le berceau de l’humanité. Il a fait l’école où on dit que les Africains sont pauvres. Et nous avons fait la même école. Ce qui est vrai, c’est que l’histoire est en train de changer. Il faut arrêter cette falsification de l’histoire. Il y a même beaucoup d’Africains qui pensent que nous n’avons rien fait. Mais le jour où ils verront tous ces documents que nous avons accumulés ici à AfricAvenir, ils se demanderont pourquoi on les a trompés. C’est ce que nous allons enseigner en Europe et nous gagnons la sympathie de beaucoup de jeunes Européens qui se demandent pourquoi on ne leur a pas appris la vérité. Ce n’est pas par mauvaise foi que Sarkozy l’a dit. Mais le jour où il aura le temps, le jour où on va lui mettre les documents entre les mains, il posera les mains sur la tête. S’il est intellectuellement honnête, il va revoir sa position. Mais les hommes politiques, en fonction, n’ont pas le temps.
Pour ces quarante ans, vous avez publié « 50 ans déjà ! Quand cessera enfin votre indépendance-là ??? » dans lequel vous raillez un peu les cinquantenaires… C’est vraiment perdu ?
Non, je pense que les Africains commencent à comprendre. Quand vous êtes à bord d’un taxi, vous entendez les gens dire que ça ne va pas, mais, après, ils ajoutent, « on va faire comment ? ». Comme s’il s’agissait d’une malédiction. Vous en entendez aussi qui disent « mais c’est les autres, c’est les Occidentaux qui nous dérangent, qui nous bloquent ». En réalité, quelque part, on sent que nous devrions nous prendre en charge et que si nous y arrivons à 100%, nous allons nous en sortir. Quand il y avait la crise en Côte d’Ivoire, j’étais surpris de voir qu’ici au Cameroun, dans les ménages, les magasins et les restaurants, c’est la télévision ivoirienne que les gens regardaient. Depuis que Gbagbo est parti, personne ne regarde plus la télévision de Côte d’Ivoire. Ça veut dire que les gens comprennent ce qui se passe. Si les peuples comprennent, ça veut dire que le temps a commencé à mûrir, le temps du déclic est en train de venir. Et le changement fondamental arrive.
Quels contours peut prendre ce changement ?
Si dans toutes les universités africaines, pour toutes les disciplines, on commençait à enseigner quel est l’héritage scientifique africain en pharmacie, en médecine, en politique, en économie, ce n’est qu’alors que l’on pourra voir ce que nous avons réalisé. Vous verrez qu’en quinze ans, si les politiques mettent les structures en place pour que les enfants sachent ce que leurs ancêtres ont produit, le changement fondamental se produira en Afrique. Or, c’est de cela que les autres ont peur. On sera tellement souverain et fort.
Vous comptez donc sur les politiques ?
Ce sont les politiques qui structurent. Il faut qu’il y ait une symbiose entre les politiques, les hommes de science et la masse. L’homme politique, qui veut garder le pouvoir ou y accéder, quand il va sentir que la masse est suffisamment décidée, va se soumettre. Mais mon problème, c’est l’élite. La nôtre ne mérite pas qu’on l’appelle ainsi. Elite, ça veut dire que vous êtes l’excellence de votre société. Or, c’est une élite tournée vers l’extérieur et qui est même habitée par l’extérieur. C’est une élite qui ne peut pas faire grand-chose pour nos pays. Il faut que cette élite arrête de regarder vers l’extérieur. Il faut qu’elle s’identifie à l’environnement. Il faut qu’elle se demande comment elle peut résoudre les problèmes qui se posent à son environnement. Et non pas penser à briller à Londres ou à Washington parce qu’on est diplômé. Ça ne nous intéresse pas. Nous avons besoin de gens qui brillent parce qu’ils trouvent les solutions efficaces sur place pour nos pays.
Est-ce que vous essayez de dire que les hommes de science, les universitaires et autres intellectuels ne sont pas dans cette logique ?
L’université du Cameroun était d’abord une institution française. Il faudrait des espèces d’états généraux sur le plan scientifique et le plan de l’enseignement pour qu’on s’asseye ensemble pour booster le pays. Mais tous ces intellectuels et scientifiques aiment leur pays. Simplement, l’héritage qu’on leur a donné, la façon dont ils ont été structurés mentalement font qu’ils ne peuvent pas booster le développement. Et chez nous, l’on devient quelque chose par la grâce du décret. Ce n’est pas la valeur intrinsèque qui compte. Il faut aussi voir le chemin depuis 1960. Mais il faut le critiquer.
Pourquoi est-il si important que nous rentrions à notre héritage culturel et scientifique?
Tous les pays du monde ont basé leur développement sur leur culture. C’est nous qui avons un problème. On a voulu nous faire comprendre que nous n’avons pas besoin de notre culture. Vous allez apprendre le droit français ou anglais sans savoir comment vous avez fonctionné juridiquement depuis cinq cents ans et vous voulez faire quoi ? Même l’économie est basée sur la culture. On pense à la culture quand on en finit avec le reste. Pourquoi les Chinois qui viennent chez nous sont-ils si forts ? Parce qu’ils sont assis sur leur culture. La culture est une urgence. Comment le ministre de l’Economie d’un pays africain peut-il ignorer comment l’économie a fonctionné dans son pays pendant des siècles ? Il sait seulement comment ça fonctionne en France ou aux Etats-Unis. Il veut appliquer ça ici et il veut que ça marche ? Ça ne marchera pas. Si, culturellement, vous saviez comment l’économie a fonctionné dans votre pays, quels ont été les failles et les succès avant de vous inspirer des expériences des autres pays, vous avez ce qu’il faut pour booster le vôtre.
La fondation est-elle une expérience pour le retour à nos valeurs culturelles ?
AfricAvenir a 26 ans. Puisqu’il n’y avait pas de centre culturel camerounais, puisque rien n’était fait, puisque dans les universités, on ne peut toujours pas faire entrer l’héritage scientifique africain ou camerounais, puisque les structures ne le permettent pas, faisons nous-mêmes dans une structure très modeste. Pour faire savoir quel est l’héritage scientifique, culturel et historique des peuples africains. Il fallait qu’il y ait un endroit où on peut trouver tout ça. Si, demain, le politique s’y met, il verra quand même que quelque chose existe déjà. Nous sommes très modestes, comme vous le voyez. Nous avons 7 000 livres ici, mais ce sont des ouvrages que vous ne trouverez dans aucune bibliothèque universitaire au Cameroun. Et les gens qui viennent ici sont toujours émerveillés. Un jour, quand les politiques le voudront, vous aurez l’héritage scientifique et culturel africain dans les bibliothèques universitaires. Pas seulement l’héritage ancien, mais ce que les Africains produisent aujourd’hui. Et AfricAvenir ne s’adresse pas qu’aux Africains puisqu’il existe maintenant des antennes en Europe et en Afrique. Le message c’est que même dans l’anonymat, nous devons continuer à collecter et mettre à la disposition du public notre héritage. Le jour où, au niveau politique, il y aura un déclic, l’expérience d’AfricAvenir sera reproduite à un niveau plus important.
Comment fonctionne la fondation ?
Le quotidien n’est pas facile ici. J’ai demandé un soutien financier aux autorités politiques. Puisque ça ne vient pas, j’ai pris mes responsabilités. Financièrement, c’est très lourd mais je le fais. Les journaux seulement nous reviennent à 50 000 francs Cfa par mois. Les salaires, c’est plus d’un million de francs Cfa. Je dois me battre chaque mois pour trouver cet argent. Je ne suis qu’un enseignant d’université et suis donc obligé de mettre en place d’autres structures pour financer la fondation. J’ai juré qu’elle sera ouverte tous les jours. Il y a apparemment une certaine incompréhension avec certaines structures étrangères qui ont plutôt peur d’AfricAvenir. Elles se rendent compte qu’ici, ce n’est pas elles qui vont dicter ce qu’il faut faire. Puisque quand elles apportent de l’argent, elles vous disent aussi ce que vous devez faire. Or, nous, ça ne nous intéresse même pas. Nous savons ce qu’il faut faire. Nous sommes les mieux placés pour savoir ce qu’il faut faire, culturellement, pour le Cameroun et pour l’Afrique. Si quelqu’un vient avec l’intention de nous dicter notre démarche, on arrête les négociations tout de suite. On nous a assez imposé la culture d’autrui. C’est ce qu’on fait tous les jours. Et nous disons stop. Au contraire, c’est l’Afrique qui a beaucoup à donner. Vous verrez qu’ici nous avons en permanence des stagiaires européens. Et quand ils rentrent, ils écrivent toujours dans leur rapport de stage que leur vie a changé ici.
Et l’unité africaine, vous semble-t-elle en bonne voie ?
Nous sommes dans une difficulté née des années soixante, la balkanisation avec la création de micro-Etats. Ce n’est pas facile de s’en débarrasser. Il faudra un processus. On ne peut pas prédire même si tout dépend de la prise de conscience des Africains. L’unité de l’Afrique, c’est une urgence. C’est inadmissible qu’on nous montre des images de Somaliens mourant de faim alors que nous avons à manger ici. Si on avait une véritable unité africaine, on irait prendre la nourriture là où il y a des pluies pour l’acheminer où on en a besoin. Parce que nous sommes enfermés dans nos micros Etats, on laisse la Somalie appeler la communauté internationale à l’aide. Et tous ces bons cœurs viendront. Pas parce qu’ils sont de bons cœurs. Mais parce qu’ils veulent avoir un pied-à-terre et lorgner sur quelques intérêts. Or, avec une vraie Union africaine, aucun pays ne manquerait de rien. Il faut toujours crier à l’aide alors que nous avons tout ce qu’il faut.
C’est dire que pour vous, les interventions étrangères sont motivées par d’autres intentions ?
Je le dis avec beaucoup de fermeté. Ils font exactement la même chose que ce qu’ils ont fait à la Conférence de Berlin de 1884. Les Européens s’étaient réunis pour dire qu’ils ne feraient pas la guerre les uns contre les autres pour avoir l’Afrique. Il faut qu’on se mette ensemble pour une agression concertée, faire la guerre contre l’Afrique et la prendre. Ils ont dit : on va leur apporter la civilisation et la bonne nouvelle. C’est comme ça qu’ils ont réussi à nous maîtriser jusqu’aujourd’hui. Il se trouve que, malgré cela, certains pays ont réussi à émerger. Un Kadhafi qui dit que l’Union africaine est une urgence, devient un danger pour ces gens-là. Un Kadhafi qui dit qu’il faut une monnaie africaine unique, devient un danger pour eux. En réalité, si ce qu’on appelle la communauté internationale voit que vous voulez vraiment émerger en Afrique, si vous voulez être indépendant et vous passer d’eux, elle va se mobiliser pour vous faire tomber. C’est exactement ce qui est en train de se passer en Libye. Qu’on ne nous raconte pas des histoires.
La communauté internationale défend, dit-elle, la démocratie…
Pourquoi les Européens n’apportent-ils pas la démocratie à la Chine populaire, gérée par un seul parti politique, le Parti communiste chinois ? Pourquoi ils ne vont pas aider les Chinois pour qu’ils aient le multipartisme et la démocratie ? Je le dis tout haut. Il faudrait que les occidentaux comprennent que les Africains du 21ème siècle que nous sommes, ont assez de génie pour trouver les formules politiques qu’il nous faut. On ne peut pas avancer avec les idées et les schémas des autres. Vous ne pouvez avancer qu’avec vos propres schémas. Moi je ne crois pas à ces slogans de démocratie importée. Nous devons créer nos propres structures politiques. C’est pourquoi le débat universitaire et politique est important. Les concepts de l’extérieur ne peuvent que venir enrichir les nôtres. Avant la démocratie, qu’est-ce qu’ils nous avaient apporté ? Ils disaient que c’était la guerre froide, nous devions être derrière eux et c’est pour ça que le parti unique était, pour eux, la meilleure chose. Et l’ancien secrétaire d’Etat américain Kissinger disait que Mobutu était un dictateur mais il disait, « c’est notre dictateur ». Dictateur, c’était bon puisque c’était le leur. Aujourd’hui, les choses ont changé et je leur demande de nous laisser tranquilles.
De quelle manière la prochaine élection présidentielle vous intéresse-t-elle ?
Les élections font partie d’un processus démocratique. Il ne faut pas mal me comprendre. Je ne dis pas que la démocratie est une mauvaise chose. Seulement, c’est à nous de la définir. Ce qui m’intéresse, c’est que les gens puissent s’exprimer et qu’ils disent : voilà ce que nous voulons et que ce soit respecté. Si j’ai mis mon bulletin de vote pour tel candidat, il faut que je sois sûr que ma voix sera comptabilisée pour cette personne dans les résultats. Si on arrive là, c’est déjà bien. Si beaucoup de gens s’inscrivent, ça veut dire que c’est déjà bien et que les gens pensent que leurs voix comptent et ne sont pas falsifiées. Ce n’est pas facile parce que nous sommes passés par bien des péripéties depuis 1958. Et puis, il faut ouvrir le jeu démocratique. Mais encore une fois, même si les hommes politiques utilisent beaucoup de mensonges, ils doivent savoir qu’en ce 21e siècle, ils doivent mettre les intérêts collectifs devant et les intérêts particuliers de chacun derrière. C’est ainsi que je voudrais lire chaque candidat.
Vous êtes optimiste quant à l’avenir immédiat de notre pays ?
Je suis optimiste. Mais j’interpelle les Camerounais. Qu’ils arrêtent avec les considérations de ventre, de famille et de tribu. Que chacun s’engage pour le Cameroun. En moins de dix ans, nous ferons des miracles.
Source : Le Jour
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